Rosemary Clooney

Très tôt ce matin, en marchant derrière un grand bâtiment de stockage,
je débarque sur un immense parking industriel.

Je venais de courir huit kilomètres, le long de l'eau,
et m'apprêtais à exécuter une série d'exercices d'étirement.
À l'aube, avec la rosée d'où s'élèvent des panaches
de fumée blanche, suivre la Sambre s'apparente
à marcher le long d'un rêve.


Rosemary Clooney

Très tôt ce matin, en marchant derrière un grand bâtiment de stockage, je débarque sur un immense parking industriel.

Je venais de courir huit kilomètres, le long de l'eau, et m'apprêtais à exécuter une série d'exercices d'étirement. À l'aube, avec la rosée d'où s'élèvent des panaches de fumée blanche, suivre la Sambre s'apparente à marcher le long d'un rêve.

Quelques minutes plus tard, je dépasse un couple étrangement vêtu, occupé à se chamailler à propos de la date de floraison des jonquilles. "Février !" prétend la jeune fille, vêtue d’un ciré jaune flamboyant. "Mai !" rétorque le jeune homme, affublé d'une parka rouge criarde, semblable à ses chaussures brillantes, dont les longues pointes sont relevées.

Inquiet, comme souvent pour des broutilles, je fais demi-tour et me dirige vers la dispute qui dégénère en match de boxe.

En déclarant haut et fort que les jonquilles fleurissent début avril, je m’interpose en séparant les bagarreurs avec fermeté.

C'est alors qu'un hurlement derrière moi nous fait sursauter, tous les trois.

Et c’est là, à l'arrière du crâne, que je reçois violemment un coup de bâton frappé avec une force inouïe, répété deux fois, trois fois, paf paf paf. Finalement, je tombe à genoux et m’affale sur le côté, en me tenant la tête entre les mains.

J’entends une voix de femme, apeurée : "Luc, arrête tout de suite, Monsieur ne nous a rien fait! Arrête ça tout de suite et retourne auprès de Cécile!" S’ensuit une sorte de réponse grognée. Autour de moi, tout s'enfonce dans le noir. Depuis un moment, je m'efforce de rester conscient.

Je parviens à ouvrir les yeux et retrouve le monde à travers une pluie de sang. Deux visages sont penchés sur moi. "Monsieur, est-ce que tout va bien, monsieur? Voulez-vous essayer de vous relever ?" C’est la voix de l’homme. Je me redresse, avec son aide.

À quelques mètres de nous, une autre jeune fille tient la main d’un garçon sans âge, atteint visiblement du syndrome de Down. En me voyant, le gamin rit aux éclats et tapote le macadam avec le bout d’un bâton rouge de moi.

Ma blessure semble superficielle. J'apprends que les deux jeunes sont acteurs de théâtre. Ils répétaient une scène pour un prochain spectacle. "Ah, c'est pour ça, les jonquilles," eus-je la force de m'étonner. Le pauvre gars en leur compagnie était leur cousin, dont ils avaient la garde, ce jour-là.

Après les formules d’usage, un peu groggy tout de même, je m’en retourne à mes activités sportives.

À peine tourné à l'angle de l'entrepôt, je tombe à quatre pattes sur le tarmac en découvrant qu'il est rempli de visages, aussi nets et précis les uns que les autres. Je voyais, entre les cailloux prisonniers du goudron, des figures partout ! De face, de profil, de trois quarts, d'en bas, d'en haut ! Il suffisait de quelques grenailles pour que mes yeux voient des visages ! Quel était ce prodige !?

Sans faire d’effort, je découvre ensuite des milliers de corps enlacés, un véritable treillis d'êtres humains entrelacés. L'œuvre est surréaliste, fantastique, époustouflante. Je parcours ainsi, à quatre pattes, la moitié du parking, sursautant de plaisir à chaque découverte. Ici, Madame Mathilde ! Et là, Monsieur Philippe ! Là encore, le Prince d'Houte-Si-Plou ! Ou ici, le grand Dick !

Je poursuis mes recherches jusqu'à sentir mon corps s'élever. On m'enlève, on me dépose sur un lit blanc douillet, cela sent le linge propre et l'éther, ici. On m'emmène, on m'éloigne de mes visages chéris. Je crains qu’ils disparaissent. Je sens qu’on me fiche dans les avants bras de longues piqûres. Des lanières me ceinturent les jambes et les épaules. Mes hurlements ne changent rien. Je me débats comme un forcené, j’essaie de mordre, je crache, rien n'y fait. Je tombe dans un profond sommeil.

Plus tard, je m'éveille au pied d’une porte capitonnée (d'où je vous écris). Par la lucarne entrouverte, j'aperçois un long couloir terminé par une barrière constituée de barreaux luisants dans l'ombre. Se faufilant entre ceux-ci, je vois tout le temps des silhouettes s'approcher de moi, menaçantes. Il y a un trou à la place de leur visage.

Mon amie, ma très chère amie, venez me chercher, me soustraire à ce monde blanc et méchant, rapidement, s’il vous plaît, avant que des individus en blouse ne viennent me chercher.

Dépêchez-vous, je vous en prie.


Votre chère amie dévouée,

Rosemary Clooney