Au pied de la colline détrempée, j'étais debout sur la berge à regarder, au milieu des crocodiles*, une foule de colverts et autres poules d'eau descendre la rivière à une vitesse folle. En tournoyant sur les remous, voguant un bref instant à ma hauteur, ces bêtes à plumes me fixaient d'un œil méfiant. Elles avaient raison, car j'avais une furieuse envie de les attraper par le cou pour les embrocher ensuite et les faire rôtir à la braise. D'imaginer le parfum de cuisson aux fines herbes me donnait l'eau à la bouche.
Depuis une semaine, sur la contrée, le ciel avait ouvert les vannes, et la vallée, trop petite pour un déluge, était entièrement noyée. Les riverains, logeant au rez et rompus aux caprices des cieux, alertés en soirée par le grondement liquide s'étaient précipités aux étages en emportant pêle-mêle tout le nécessaire de survie : le contenu du frigo, casiers de bière, le pain, la télé, téléphones, tablettes et ordinateurs. Perchés dans leurs refuges, ils tuaient le temps deux ou trois jours et nuits avant d'apprécier le recul des flots.
L'inondation fut aussi soudaine que dévastatrice, selon le canard du coin. Les canaris aiment depuis la nuit des temps les mots sonnants et trébuchants.
Après dix minutes passées à contempler le tumulte des flots tout en rêvant de croquer un gros juteux canard rôti, j'ai fait demi-tour pour rejoindre, en amont du village, une maisonnette sauvée des eaux par un sursaut de terrain. Cette prévision d'architecte futé épargnait en effet la maison chaque fois que la rivière sortait de son lit. Mon amie m'accueillit les bras ouverts.
Plus tard, assis en tailleur devant un poêle à bois, en regardant danser les flammes nous avons écouté d'innombrables chansons dont certaines, aux sonorités métalliques bizarres, m'évoquèrent la nuit entière passée dans l'habitacle d'une vieille bagnole abandonnée, en plein cœur de la Forêt-Noire, à écouter L'Apocalypse des animaux, de l'album éponyme, imaginé par l'étrange Vangelis Papathanassiou, un Grec au visage sombre de cow-boy averti, toujours l'air en partance pour les nouveaux mondes. Sans colt ni munitions.
* Crocodiles :
Rondins (grosses branches ou partie de troncs d'arbres) entraînés par la force des eaux de pluie, dévalant les collines et se jetant dans la rivière en crue. On les voit, ces crocodiles, par la suite flotter rapidement au fil de l'eau. Au milieu des canards.